Les avocats entre l'Etat, le public et le marché XIII-XXè siècle, de Lucien Karpik, extrait, Gallimard 1995

Extrait de l’ouvrage de Lucien Karpik :
Les avocats Entre l’Etat, le public et le marché XIII°- XX° siècle
p.432-435 Editions Gallimard – 1995

 

« Je vais au Palais… » Qu’indique cette phrase tant de fois prononcée ? Je vais au Palais pour…procéder à une démarche, me présenter à l’appel des causes, aller au greffe, rencontrer un ou des confrères, demander le renvoi d’une affaire, plaider, faire appel, me rendre à un bureau de l’Ordre, chercher mon courrier à ma toque, voter aux élections de l’Ordre, demander un jour fixe ou un renvoi, consulter un ouvrage ou une revue à la bibliothèque, participer à la réunion d’une commission de l’Ordre, rencontrer le bâtonnier, donner des consultations gratuites, participer à l’une ou l’autre des associations d’avocats, etc. La liste, qui pourrait être allongée, s’applique aux avocats contemporains mais moyennant quelques différences, elle vaut aussi pour ceux des XVIIIe et XIXe siècles. Hier comme aujourd’hui, et plutôt hier qu’aujourd’hui, le Palais occupe une position stratégique. Après avoir passé les grilles monumentales, gravi la volée des marches, que peut-on y découvrir, tout au moins à Paris ? Des salles d’audience nombreuses, plus ou moins nobles et solennelles. Des bureaux pour le parquet et les juges d’instruction. L’administration de la justice. Un espace réservé à l’Ordre des avocats de Paris avec ses bureaux, ses salles de réunion et s bibliothèque. La Sainte-Chapelle que visitent les cohortes de touristes pressés. Et l’immensité des couloirs, de la salle des pas perdus avec les marbres, le vertige des plafonds et quelques bancs qui découpent les murs. Une buvette que fréquentent les professionnels de la justice. Des gardes, magistrats, avocats, justiciables, toute une foule diverse, affairée, sérieuse, bavarde. Le Palais de justice désigne donc une réalité multiforme. Il est un monument qui, par sa grandeur, vise à manifester la majesté de la justice et à susciter le respect et la crainte des citoyens, il réunit sur son territoire un grand nombre de tribunaux et, par là même, il impose le rassemblement et la canalisation régulière des activités, enfin, il abrite l’Ordre. La régulation des actions des avocats résulte donc, depuis des siècles, de la solidarité de trois entités qui se soutiennent mutuellement : le monument, le tribunal et l’Ordre.
La concentration dans le même lieu a transformé depuis longtemps le Palais de justice en une place villageoise où les avocats ne cessent de se rencontrer, de se croiser, de se saluer, d’attendre ensemble, de s’opposer, de s’informer, de deviser, de déambuler. Même si, depuis deux décennies, l’animation tend quelque peu à faiblir (par suite de la régression du judiciaire, de l’éclatement dans l’espace des tribunaux et de la pression croissante du temps), la salle des pas perdus conserve encore, par moments, cette allure traditionnelle avec ses groupes qui se font et se défont, ses bavardages et ses rumeurs, et les allers-retours avec la buvette proche. Et la dispersion des juridictions, si marquée à Paris avec les tribunaux d’instance, les prud’hommes ou le tribunal de commerce qui ne peuvent plus faire partie d’un Palais de justice devenu trop étroit, à modifié sans l’effacer cette pratique sociale : les avocats habitués de ces tribunaux (comme ceux d’ailleurs qui se rencontrent plus ou moins régulièrement devant les mêmes chambres spécialisées du tribunal) meublent des temps d’attente souvent longs par ces conversations qui représentent l’information la plus riche, sinon la plus sûre sur l’ensemble des avocats. Cette sociabilité est encore renforcée par les multiples associations volontaires, qui couvrent une gamme très diversifiée d’activités (depuis les pratiques sportives, culturelles, artistiques, touristiques jusqu’aux choix idéologiques et politiques, sans oublier les regroupements régionaux de la Corrèze jusqu’à la Corse), et par les innombrables occasions de rencontre : les cocktails et réceptions qui fleurissent régulièrement avec les campagnes électorales, les repas, célébrations, réunions et colloques, etc.
Groupement économique soumis à la lutte concurrentielle, le barreau se présente néanmoins comme un univers dense de relations interpersonnelles : sept avocats sur dix ont des « amis » avocats et une partie d’entre eux y ajoutent la participation aux multiples groupements du Palais. Ainsi, dans la grande majorité des cas, chaque individu est lié à d’autres individus et la multiplicité des relations transforme la profession en un ensemble quadrillé par des interactions qui se croisent, se superposent et qui, chaque acteur étant à la fois fin et moyen et, plus précisément, intermédiaire entre des séries plus ou moins longues d’autres intermédiaires, transforment la corporation en un chevauchement de réseaux le long desquels circulent l’information et l’influence. L’être sociable désigne l’expérience d’un lien social dominé par la relation personnelle, l’échange direct, la parole et une affectivité généralisée ; il désigne corrélativement une structure sociale qui exerce des effets systématiques, comme le démontrent les variations de la conformité aux coutumes judiciaires et de la participation électorale.


« Salle des pas perdus, peut-être, mais bien souvent pas celle des mots perdus. Dans des entretiens relativement brefs jusqu’à la reprise des audiences, bien des affaires y étaient discutées, même réglées, bien des documents échangés et, surtout aussi, bien des liens de confraternité noués et consolidés, tout cela dans un grand brouhaha […] Ce salon gigantesque où les conversations allaient toujours bon train contribuait efficacement à entretenir vivaces les relations entre les membres d’une confrérie comme l’est un Ordre d’avocats », R. TENTGER, « Vingt ans après », Gazette du Palais, n° 267-268, 23-24 septembre 1988, p.3.
Si les avocats sont nombreux à choisir leurs amis parmi d’autres avocats, ils se caractérisent surtout par le grand nombre de leurs connaissances au sein de la profession. Or les liens faibles (les « connaissances ») assurent la diffusion la plus extensive de l’information et favorisent l’intégration la plus forte et la plus cohérente du système social. Voir M. GRANOVETTER, “ The strenght of weak ties”, American Journal of Sociology, 1973, pp. 1360-1380, et “The strenght of weak ties : a network theory revisited”, in R. COLLINS, éd., Sociological Theory 1983, Sam Francisco, Jossey Bass, 1983, pp. 201-233.

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