Fiche sur l'ouvrage : "Les avocats entre l'Etat, le public et le marché, XIIIe - XXe siècle", de Lucien Karpik

Lucien Karpik, Editions Gallimard - 1995

Qu’y a-t-il de commun entre les avocats qui, à l’origine, interviennent dans la défense judiciaire comme dans la haute fonction publique et, dans la mouvance du Parlement et du Roi, participent au développement de l’Etat moderne et ceux qui, à partir du XVIII° siècle, se gouvernent eux-mêmes, s’engagent dans des luttes tumultueuses contre le pouvoir d’Etat, font partie des bâtisseurs de la société politique libérale, connaissent, non sans vicissitudes, l’influence et la gloire et forment, sous la III° République, une élite dirigeante ?

 

Et comment rattacher les uns et les autres aux avocats qui, à partir du milieu du XX° siècle, reconstruisent la profession autour de l’entreprise et n’ignorent plus la grande firme juridique, la concurrence exacerbée et l’accumulation de la richesse ? En fait, les changements du métier, du marché, du pouvoir, de la confraternité, de l’action dans la cité qui ponctuent ces sept siècles manifestent la présence de trois figures de la profession dominées respectivement par les logiques de l’Etat, du public et du marché.

Substantielle monographie, le livre de Lucien Karpik constitue une référence en la matière. Il apparaît aujourd’hui comme le travail de nature scientifique le plus important, en langue française, qui ait été consacré à la profession d’avocat.

L’étude se présente en deux parties. L’une, historique, retrace l’évolution du métier et de ses institutions depuis le XIII° siècle, de façon très richement documentée. L’autre fait une présentation plus actuelle du barreau autour en particulier de la réforme de 1992.

Que l’approche soit historique ou contemporaine, l’auteur réfère la profession et son comportement collectif à un ensemble de trois questions, qui constituent une problématique apte à rendre intelligibles leurs traits constitutifs.

La première est celle des relations entre les hommes de loi et un Etat libéral qu’ils ont contribué à façonner :
" Les luttes par lesquelles les avocats affrontent les diverses puissances de l’Ancien Régime démontrent que le barreau ne peut être purement et simplement assimilé à une profession au sens classique du terme : il est aussi un mouvement politique. Et l’engagement dans la querelle politico-religieuse, dans les luttes parlementaires, dans la défense des communautés paysannes, dans le combat contre l’erreur judiciaire, loin de désigner quatre ensembles séparés dans le temps et dans l’espace, fait la preuve que l’action des avocats relève du libéralisme politique et que, loin de pouvoir être imputée à telle ou telle fraction, elle caractérise l’ensemble de le collectivité.
Malgré les confusions ou les contradictions qui tiennent à la diversité des situations, à la longueur de la période et, en partie, à la multiplicité des fonctions exercées, les avocats se définissent par deux grandes directions de l’action qui deviendront d’ailleurs plus nettes avec le temps. Sur le pouvoir monarchique, ils développent, parmi les premiers, les thèmes du " constitutionnalisme parlementaire " - séparation du roi et de la nation, délégation au Parlement des fonctions de conservation des lois fondamentales, de représentation de la nation puis de colégislateur - et, sur les libertés des sujets du royaume, de façon peut être plus embarrassée, on discerne au travers des procès paysans, de la querelle religieuse et des mémoires judiciaires, une insistance croissante sur les droits qui garantissent l’autonomie de l’individu. Innovateurs du droit et propagateurs d’idées, ils se définissent par des revendications qui ébauchent la citoyenneté, à savoir l’égalité civile, le renforcement du droit de propriété, la liberté d’expression, la sûreté des personnes, etc. "
Le point culminant dans ces rapports pourrait être la III° République, grande époque de culte du droit :

" La domination de l’ " esprit juriste " se reconnaît dans une vision du monde qui assigne au droit un rôle essentiel dans la transformation des phénomènes. Devenu le seul langage de l’État, ne serait-ce que par l’ignorance prolongée des juristes en économie politique et en sciences politiques, le droit présente deux caractères principaux qui expliquent la fascination qu’il exerce et la pratique particulière qu’il instaure. Sous sa forme " savante ", avec ses définitions, axiomes, déductions et inductions, etc., il objective un savoir autonome, unitaire et général qui devient l’instrument par excellence d’une action visant la rationalité formelle et la systématicité afin d’ordonner, de la même façon, toutes les sphères du réel ; il devient le garant de l’efficacité gouvernementale. Il se présente aussi comme le moyen, ainsi que l’indiquent les grandes lois sur les libertés publiques, les syndicats, l’enseignement, la séparation de l’église et de l’État, etc., de refuser toute intervention particulariste de l’État pour organiser, par le moyen de règles générales, les rapports entre des personnes libres et responsables. Si cette démarche manifeste la primauté assignée au politique et la croyance dans l’oeuvre de la raison, elle provoque aussi la confusion de l’abstraction juridique et du réel qui conduit aisément au ritualisme. "

La seconde question est celle du statut de porte-parole du public, tant recherché par les avocats du XVII° siècle, ou lors des grands procès du XVIII°, où le public devient juge des juges (se reporter au traité de Voltaire à l’occasion de la mort de Calas. Cette question aide le thème important de l’indépendance de l’avocat à se construire :

" Dès son moment initial, la justice en France intègre comme élément constitutif de sa rationalité l’existence d’une défense indépendante. Elle indique par là qu’elle ne peut être rabattue sur l’État et elle délimite, depuis le XIII° siècle, une exigence à laquelle les rois ont pendant longtemps assigné la priorité et qui se réalise par la construction d’une région étrangère à la richesse et au pouvoir au profit de la seule confrontation loyale des preuves, arguments et raisonnements devant le juge. L’institution se propose idéalement, au-delà de l’imperfection des réalisations humaines, de faire exister la norme sans laquelle la société menace de s’abîmer dans la guerre civile et, pour y parvenir, elle délimite un espace qui lui est propre et elle impose une règle de fonctionnement quasi magique en ce qu’elle postule la neutralisation des effets de la société réelle pour instaurer l’égalité des parties et garantir l’impartialité du jugement. Si l’indépendance de l’avocat fait d’emblée partie de ses conditions constitutives, c’est qu’elle est considérée comme la condition et bientôt comme le signe d’une justice indépendante.

Dans l’histoire de la construction de cette équivalence, l’autogouvernement représente un tournant décisif produit de la délégation de pouvoir d’un Parlement qui tente lui-même d’élargir sa propre puissance et qui maintient sa protection tout au long du XVIII° siècle, il permet au barreau non seulement de protéger la liberté individuelle de l’avocat, mais aussi de s’engager dans la critique du pouvoir royal et, par là, de devenir populaire. Dès lors, l’indépendance de l’ordre devient le garant de l’indépendance de la défense et donc de l’indépendance de la justice. "

La troisième est celle du rapport des avocats avec le marché et les affaires, question centrale dans l’évolution récente de la profession et dans les conflits qui la divisent :

" Le rapport au marché mêle de façon inextricable une forme d’échange relativement stable et une production variable. La première présente des singularités si fortes qu’elle provoque l’oscillation entre deux jugements : on la considère comme un phénomène qu’il faudrait rejeter dans l’archaïsme, dans l’accident, dans l’exception ou, c’est la tendance dominante aujourd’hui, comme un ensemble d’entraves à la concurrence qui permettraient aux avocats de s’approprier une rente économique. Or la persistance, sur la très longue période, d’une réalité aussi particulière invite à rompre avec cette alternative pour découvrir qu’en fait les relations entre les avocats et leurs clients relèvent d’une forme de régulation irréductible à tout autre que je nomme l’économie de qualité. La production de services juridico-judiciaires fixe l’apport des avocats. Elle se distingue, surtout depuis le début des années 1970, par un véritable « boom » de la demande de l’entreprise : le droit des affaires est devenu une « industrie » soumise au processus de rationalisation, de concentration, d’internationalisation, et ce développement d’une ampleur sans précédent a provoqué, en France comme dans les autres pays occidentaux, une diversification et une intensification de la lutte économique. Avec cette dynamique qui intervient dans un domaine marqué, pour les avocats français, par le « retard » et le « rattrapage », le marché se trouve défini par deux composantes – la clientèle des affaires et la clientèle des particuliers – qui se distinguent entre elles par leur poids relatif et leurs effets spécifiques.

Bien qu’ils soient liés entre eux, chacun des deux phénomènes comporte un enjeu différent. L’économie de la qualité permet d’identifier un système économique qui s’écarte du marché conventionnel pour instaurer une relation originale entre l’offre et la demande, et d’évaluer, par là, les chances de voir les avocats maintenir leur métier ou devenir des experts parmi d’autres experts, des marchands parmi d’autres marchands. Quant à l’évolution des positions, des savoirs et des richesses. L’analyse comporte donc deux tâches. La première consiste à montrer que le marché des avocats échappe à l’analyse néo-classique et à développer les instruments qui rendent intelligibles son fonctionnement habituel et sa continuité, la seconde porte sur l’examen des transformations récentes de la production, sur leurs causes et leurs effets généraux et, plus particulièrement, sur l’influence qu’elles exercent sur l’économie de la qualité. "

TABLE

Introduction

Première partie : HIER

Chapitre premier. L’ancien Barreau : Les avocats d’Etat
La défense
Le roi, la justice et la défense
L’expertise et le monopole
L’obligation et la discipline
La liberté
Le territoire
Le pouvoir
Les légistes
Le déclassement

Chapitre II. Le Barreau classique : l’indépendance
Le gouvernement de la profession
La culture de la profession
Le rapport au monde
L’autorité professionnelle
Le bien du public
La pratique du désintéressement

Chapitre III. Le Barreau classique : le libéralisme politique
Etat modéré et droits de la personne
L’allié des parlementaires
Les procès paysans
La querelle politico-religieuse
Les causes célèbres
Un modèle d’action collective : le libéralisme politique ?
Interprétation
Au nom du public
La politisation du porte-parole
Le goût de la liberté

Chapitre IV. La perte du collectif
La crise
Le marché de la gloire
La réforme Maupeou
La radiation de Linguet
De la solidité du collectif

Chapitre V. Le Barreau libéral : l’économie de la modération
Les incompatibilités
Le désintéressement
Une forme d’échange spécifique
La profession classique

Chapitre VI. Le Barreau Libéral : l’aventure politique
L’ascension
La dynamique de l’opposition
La plaidoirie politique
Un forum politique : le tribunal
Le porte-parole du public
La gloire et le déclin
Les Trente Glorieuses
Le déclin
La nouvelle donne

ChapitreVII. Indépendance, désintéressement et politique
Prolongements
La continuité d’une forme de gouvernement
La coopération libérale
Une logique dominante ?

Seconde Partie : AUJOURD’HUI

ChapitreVIII. Le Marché
L’économie de la qualité
L’opacité du marché
Le marché-réseau
La confiance
La réputation
Permanences et transformations
Les régimes de concurrence
La position relative de l’économie de la qualité

Chapitre IX. Le fait hiérarchique
La double hiérarchie
La hiérarchie statutaire
La hiérarchie discrète
La mobilité
Parcours et destinations
L’égalité des chances : réalité ou fiction ?
Les bonnes et les mauvaises surprises

Chapitre X. Le travail
Les pratiques
Les tâches
Les styles d’activité
Les savoirs
L’univers cognitif
Division et cohésion
Les stratégies
Récit
Expertise et mobilisation

Chapitre XI. Le cour ordinaire du politique
Le gouvernement de l’Ordre
Un pouvoir fort
Une action dissymétrique
Le moindre pouvoir
Enjeux et règle du jeu
Des revendications aux enjeux
Le mystère de la représentation
La validité de l’ordre politique
Amour et sévérité
Crise de l’Ordre de Paris ?

Chapitre XII. La réforme
Le processus de décision
La construction du mouvement
La fragmentation du corps politique
Faire la loi
Epilogue
Interprétation
Une modalité de changement
L’enjeu de la réforme

Chapitre XIII. L’être sociable
Vigueur et crise de la confraternité
La sociabilité

Conclusion
Le modèle libéral
Le mandat
Les formules
De l’avenir

Articles de presse

Ressources documentaires

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