Fiche sur l'ouvrage : "Juger en Amérique et en France", d' Antoine Garapon et Ioannis Papadopoulos

– Juger en Amérique et en France –
Antoine GARAPON et Ioannis PAPADOPOULOS

Pour comprendre les Etats-Unis, nous le savons depuis Tocqueville, il faut absolument mesurer le rôle qu'y joue le droit, non seulement dans le règlement des rapports économiques et sociaux, mais également dans le domaine politique.

 

Les auteurs abordent les profondes différences philosophiques, mais aussi pratiques, entre les approches française et américaine de la justice. Mieux comprendre ces différences, comme le souligne le juge Stephen Breyer dans sa préface, c’est permettre un dialogue constructif, à l’heure où la mondialisation rend plus nécessaire que jamais l’élaboration d’un langage commun, à défaut d’un accord de fond.

CONTEXTE

La fin de la Guerre froide a eu comme conséquence inattendue l’éloignement de deux occidents : la « vieille Europe » -- qui craint une américanisation et une oppression culturelle -- et le Nouveau Monde. Or la justice est élément clé de cette culture, avec la multiplication des procès, l’obsession de l’argent et la « marchandisation » généralisée du monde, à laquelle ni le droit ni même la religion n’échappent. Cette influence américaine est générale dans tous les secteurs du droit. A l’exception des lawyers américains, tous les juristes ont le sentiment de vivre une acculturation juridique.

Aujourd’hui ce sont moins les différences que les malentendus entre la culture juridique française et common law (surtout américaine) qui sont redoutables. On se croit pareil mais on est différent ; on pense les mêmes choses derrière les mêmes mots – qu’un judge est un juge, qu’un trial est un procès. Cependant, la comparaison ne doit pas être nominaliste mais fonctionnelle.

L’OBJECTIF

Il est de dissiper les malentendus en identifiant, analysant et justifiant chacune des pratiques dans son propre univers. Cette dissipation passe d’abord par l’exposition et la mise en scène de cette séparation.
Contre la guerre des cultures ou le concert des nations, les auteurs proposent un 3ème modèle : celui du dialogue. Ce dialogue requiert tout d’abord une reconnaissance mutuelle, c’est à dire d’assumer la relativité de sa culture et non d’affirmer sa supériorité.
La common law et la culture juridique française ont en partage un même héritage démocratique.
C’est un tel dialogue que les auteurs ont voulu amorcer ici, en voyant dans cette fracture moins un péril qu’une incroyable richesse, une source inépuisable de réflexion et l’occasion d’une perpétuelle interpellation réciproque.

La culture fascine autant qu’elle s’échappe. La culture, c’est ce qui est donné, le « déjà-là ». Les auteurs ont écarté d’emblée la vision classique de la culture juridique – une tradition, une identité – en préférant y voir une dynamique qui assure à chaque système une infinie capacité de renouvellement et d’adaptation à l’inédit. Cette dynamique est orientée vers deux fonctions majeures : produire, tout d’abord, des vérités opératoires pour résoudre des questions aussi essentielles que l’énigme de la vie, et donner une forme utile, ensuite, aux différences pour surmonter les difficultés de la coexistence humaine, ce qui définit le politique.


Modélisation des forces pour donner un aperçu des différences structurales de ces deux cultures

Civil Law Common Law

Droit qui vient d’en haut Droit qui pousse vers le bas
Centralité Décentralisation
Verticalité Horizontalité
Unité de la vérité Mise en concurrence de récits
Intégration par l’interne Division
Méfiance envers les sujets Confiance dans les acteurs
Passivité des parties Autonomie et action des parties
Droit substantiel Procédure
Droit préexistant aux relations Préexistence des relations sociales
Commandement par le droit Régularité sociale
Pouvoir inconditionné Pouvoir conditionné
Institution Autonomie de la société par rapport au droit

QUELQUES IDÉES FORCE

La common law a ainsi définitivement choisi la justice contre la vérité tandis que le droit de civil law ne désespère pas de se rapprocher d’une vérité substantielle. La matière première de la machine à produire de la vérité est apportée en common law par les acteurs eux-mêmes, par leur vision du monde, leur conception du bien, leurs versions de l’histoire. Dans l’autre modèle, le grand acteur, le seul véritablement légitime, est l’acteur collectif, l’institution, c’est-à-dire l’Etat.

La common law est un droit plus rigide mais aussi plus flexible. Elle obéit à une logique pragmatique d’adaptation constante à la réalité, ce qui la pousse à aménager des pratiques pour contourner la rigidité des règles. La procédure est à la fois plus fermée et plus ouverte que dans la culture française. Plus fermée parce que la procédure peut facilement devenir une fin en soi, et plus ouverte parce qu’elle n’et pas vécue comme une simple formalité pour arriver au fond de l’affaire mais qu’elle est prise très au sérieux puisqu’elle permet d’évaluer toute action.

La culture de la common law semble se nourrir de la division (tension entre equity et common law, compétences partagées entre le juge et le jury). Cette division interne semble être pour la common law l’antidote à la rigidité dogmatique, le ressort de sa vitalité, la clé de son dynamisme, qui contraste avec le conformisme de la culture juridique de la civil law. Cette division, la France la connaît elle aussi, mais elle n’a pas les mêmes contours. Ce n’est pas le droit qui tient les Français ensemble, ni la Constitution, mais la République. La conflictualité est politique et donc plus extérieure que dans l’autre modèle. Le lien entre le droit et le politique est plus visible et, de ce fait, aussi plus fragile.
C’est peut-être dans cette alchimie de la division et de l’unité qu’il faut chercher le secret de la force d’une culture pour faire face aux apories de la mondialisation : l’invention de règles juridiques mondiales réclame moins d’accords sur le fond que de trouver un langage commun.

Dans la culture de common law, les questions essentielles (comme l’avortement) sont souvent traitées par les juges, tandis que c’est par la représentation du peuple, le Parlement, dans les pays de civil law.

Malgré son irrationalité et le caractère capricieux et erratique de ses verdicts, le jury est la mise en forme américaine du politique par excellence.

Le refus français du précédent est aussi le refus de l’histoire, la perpétuation du mythe révolutionnaire, que le juge n’est que « la bouche de la loi » et que le législateur ne parle qu’au présent de sa volonté, à la différence de ce qui se passe outre Atlantique. La continuité ininterrompue de la common law semble donner une sorte de tranquillité au législateur qui se montre plus audacieux dans ses réformes

Non, la common law n’est pas qu’un instrument de « marchandisation » du monde : elle organise un autre mode d’être ensemble, qui n’a pas que des avantages, qui a même un coût élevé (temps perdu, sommes versées aux avocats, dureté des peines…). La culture américaine est tout aussi démocratique que la nôtre. La culture française est réfractaire à la pensée économique, toujours suspectée de pervertir l’intérêt général, de réintroduire un rapport de force illégitime. Cette antinomie entre le politique, le juridique et l’économique n’a pas de sens dans la culture américaine.

CONCLUSION

La Common law américaine s’est largement émancipée de la common law anglaise. Elle a développé ses propres systèmes et sa propre culture. Elle diffère profondément de la culture juridique française. Cependant, les auteurs estiment qu’il serait utile à la civil law française de savoir tirer parti de ce que les juristes français jugent comme les inconvénients du système américain.

Selon les auteurs, il semble donc qu’il faut plus de division pour plus d’unité, plus de procédure pour plus de vérité, plus de violence pour plus de paix, plus de local pour atteindre l’universel, plus de démocratie primitive pour s’adapter à la mondialisation, plus de perte de temps pour en gagner ensuite, plus d’économie pour plus de symbolique, plus de droit pour plus de politique.


Table des matières

Chap. Ier – qu’est-ce qu’une culture juridique ?
Une dynamique
Tension entre fidélité à soi et création
Moins une substance qu’un champ de tensions
La culture comme espace où affronter l’inconnu
Un mode de production de la vérité
Culture juridique interne
Des pratiques de la vérité
Une mise en dorme du politique

Chap. II – La common law
Antériorité du droit ou primauté du politique ?
Rule of law versus Etat de droit
Deux scénarios de sortie de la féodalité
Une centralisation précoce
La synthèse américaine
Loi ou précédent ?
Code versus judge made law : deux sources du droit
Droit d’universitaires versus droit de praticiens
Idéal ou règle du jeu ?
Loi sacrée versus règle du jeu
Deux projets différents
Un droit modeste
Un droit inséparable de la vie
Un droit pour l’individu

Chap. III – L’accès à la justice : prérogative publique ou bien inaliénable ?
La « négociation du plaider coupable » (plea bargaining)
Le plea
Une victoire du pragmatisme sur les principes constitutionnels ?
Une pratique à deux volets reconnue par la Cour Suprême
Une menace pour les innocents
L’approche économique de la justice
L’application de l’approche économique au plea bargaining
Les critiques internes de l’analyse économique du droit
L’habeas corpus et les condamnés innocents

Chap. IV – Le Procès : moment ou processus ?
A day in court ou une étape ?
Exceptionnalité du trial, systématicité de l’audience
Manifestation de la souveraineté, célébration des droits de l’individu
Unicité de l’audience : un événement continu et unique
Immédiateté du jugement
Un point de départ, un aboutissement
Mise à l’épreuve des récits ou révélation de la vérité ?
La méthode accusatoire
Une élaboration collective et progressive
La mise en concurrence des récits
Un jeu sérieux
Une économie de la preuve
Un pouvoir arbitral

Chap. V – La preuve : vérité ou vraisemblance ?
Procéduralisation ou inquisition ?
La gestion de la vérité par le catholicisme et le protestantisme
Culture de l’aveu versus culture de la preuve
Les racines religieuses de la procéduralisation
La variation des régimes de vérité : les standards de preuve
Les trois standards de preuve
Unité et variation de la vérité
Les raisons de cette variation
Flexibilité et évolution de la preuve
Les présomptions et la flexibilité de la preuve
L’apparition d’une rationalité bureaucratique dans l’administration de la preuve

Chap. VI – Le juge : arbitre ou enquêteur ?
Concentration ou séparation des pouvoirs ?
Médiateur entre le jury et les parties versus ministre de vérité
La séparation de la part « décisionniste » et de la part juridique du jugement
Pouvoir non séparé et séparation des pouvoirs
Figure morale ou arbitre social ?
Une action ou une suspension de l’action
Une magistrature morale
Une figure symbolique
Personnalité ou fonctionnaire ?
La contrainte de la loi
Qui raconte le droit ?
Qui, du précédent ou de la loi, assure mieux la prévisibilité ?
Le juge français : peu de prestige, beaucoup de pouvoirs
Le déni de la personnalité du juge

Chap. VII – Le jury : Institution judiciaire ou organe politique ?
Les valeurs du jury américain
Histoire du jury anglo-américain
Philosophie du jury américain
Une vertu démocratique
Une fonction de légitimation
Un bilan du jury américain
Méthodes de sélection du jury
L’établissement des listes
La sélection du jury proprement dite
La capacité du jury de décider de cas complexes

Chap. VIII – Le jugement : syllogisme ou opinion ?
Le jugement, une œuvre personnelle
L’opinion dissidente
La rébellion de Lord coke
Le sens de l’opinion dissidente
Opinion dissidente et règle du précédent (stare decisis)
Le morcellement du jugement
L’émotionnalisme de l’opinion dissidente
Remedies et injonctions
Une rivalité stimulante entre jugements et common law et decrees d’Equity
Un jugement tourné vers l’avenir et l’effectivité
L’exemple de la désagrégation des écoles publiques américaines

Chap. IX – La justice : service public ou forum ?
Le « contentieux d’intérêt public »
L’apparition du modèle du « contentieux d’intérêt public »
L’ouverture de l’intérêt à agir
Une extension des intérêts à protéger
Le « procureur privé » et l’amicus cuiœ
Le « procureur privé » (private attorney general)
Amicus curiæ et special master
L’action collective

Chap. X – La peine : tarif ou réhabilitation ?
Liberté ou dignité ?
Le rétributivisme
La philosophie utilitariste
La tension entre ces deux philosophie dans la jurisprudence américaine
La grille des peines
Le tournant des années 1980
Un système de peines fixes
Y a-t-il un pilote dans l’avion ?
La peine de mort
Approche substantielle versus approche procédurale
Procéduralisation et déresponsabilisation

Chap. XI – Concurrence, convergence ou dialogue des cultures ?
La concurrence
Les atouts de la culture de civil law
Les vents contraires de la mondialisation
De l’influence politique d’une culture à la compétitivité d’un « produit juridique »
Le nouveau rôle de la confiance
Convergence
Le difficile mariage des cultures
L’impossible transposition
Une correction mutuelle
Dialogue
Principes abstraits, cultures concrètes
Une communauté interprétative

Conclusion
Un accès détourné à la vérité
Une culture plus juridique mais moins substantielle
Un droit plus savant mais aussi plus populaire
Un droit plus rigide mais aussi plus flexible
Une culture plus ouverte aux débats internes mais plus fermée à l’extérieur
Les forme contournées du politique
Une unité qui se nourrit de la division
La main invisible du politique
Des récits pour user la colère
Le temps, grand médecin des apories du droit
Le local, porte d’accès à l’universel
Le hors-de-prix et le lien politique

Articles de presse

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